11/29/2007

L'âge de l'enfant de choeur (0-12 ans)

Ma dernière rencontre de formation pour l’accompagnement aux mourants portait sur le deuil. Ça brasse des souvenirs!

Mais il m’arrive souvent, lors de sessions de croissance personnelle, de transférer mes connaissances dans un domaine tout à fait différent. C’est ainsi que j’ai pensé qu’en moi, il y a un deuil qui n’est pas encore venu à maturité. C’est celui de l’abandon de la religion.

L’animatrice nous disait cette semaine qu’après une perte, le choc initial était suivi d’une sorte d’engourdissement qui empêche de réaliser l’ampleur de la perte. Puis on tourne en rond, jusqu’à ce qu’on réalise à quel point la perte est définitive et quelles en sont les conséquences.

Une fois qu’on a reconnu à quel point notre vie est désorganisée, on peut la reconstruire, retrouver qui on est, et vivre!

Alors, je commence aujourd’hui une démarche de reconnaissance. Je vais essayer de nommer l’impact de la religion dans ma vie. Je prendrai du temps, je veux y aller à fond.

Voici donc la première partie de ce retour, que j’appellerais l’âge de l’enfant de chœur (0-12 ans).


Comment fabriquer un enfant de choeur

D’abord, le moment : la fin des années quarante est très favorable. Ça aide aussi d’avoir une mère très dévote. Un saint curé dans la paroisse. Une enseignante à la fois excellente dans le métier et très pieuse.

Vous l’emmenez à l’église très jeune, idéalement dans le temps de Noël. Vous lui faites admirer la crèche et vous sondez vos fonds de poche pour trouver quelques sous noirs à offrir à l’ange gobe-sous très accessible qui vous remercie d’un coup de tête mécanique. Ah, l’ange gobe-sous! Quelle belle image de l’Église que votre enfant de choeur s’apprête à servir...

Ensuite, facteur non négligeable, vous faites naître votre futur servant de messe dans un petit village, tout près de l’église. Alors quand le servant de messe officiel prend sa retraite, vers 13 ou 14 ans, pour aller rejoindre son père ou ses frères dans les camps de bucherons, sa mère le propose au curé pour le remplacer.

Il ne sait pas encore lire? Pas grave, on va le faire répéter jusqu’à ce qu’il sache ses prières par coeur. C’est ainsi qu’il saura son Pater noster avant son Notre-Père.

Il ne comprend pas ce qu’il dit? Pas important. Il n’y a que le curé qui comprenne. Probablement. Espérons!

Introibo ad altare Dei, dit le curé. Ad Deum qui laetificat juventutem meam, répond le servant. Ah ça, ça vous réjouit une jeunesse, Monsieur!

Le Suscipiat lui donne plus de fil à retordre. Pas grave, il n’a qu’à faire comme le curé, marmonner... Ça donne à peu près ceci : « SUSCIPIAT DOMINUS SACRIFICIUM ‘ de minus munus ‘ TUI, AD LAUDEM ‘ de minus munus de minus minus' SUI, AD UTILISATEM ‘ de minus de munus ‘ NOSTRAM, TOTIUSQUE ECCLESIAE SUAE SANCTAE. » Le truc, c’est de commencer le SUSCIPIAT à voix forte, d’aligner une série de minus munus et de terminer avec force « TOTIUSQUE ECCLESIAE SUAE SANCTAE. En tout cas, ça doit marcher, on ne lui en fait jamais le reproche. Peut-être aussi que le curé n’écoute pas…

Il va faire l’affaire. Il sera même payé pour son travail: 5 sous par messe, trente sous par semaine. Mais à une époque où la bouteille de Coke se vend sept sous, pour un enfant de 6 ans, c’est un salaire appréciable , vite dépensé à la tabagie-salle-de-billard d’en face. À moins que sa mère le lui défende : on est pauvre, pas question de gaspiller ses sous.

Le dimanche, il doit travailler gratuitement, “par amour pour le Bon Dieu”. Il fait sa première expérience de la loi du marché. Le dimanche, tout le monde est obligé d’aller à la messe, sous peine de péché mortel; ils sont une quinzaine d’enfants de choeur autour du curé: l’offre dépasse la demande, les prix sont à la baisse!

Mais le dimanche, c'est aussi la grand-messe. Notre enfant de choeur fait l’expérience de la hiérarchie. Il commence comme acolyte, portant un cierge. Avantage marginal, il y a de la cire qui coule le long du cierge, on peut s’en détacher des morceaux qu’on met discrètement dans sa bouche. De la gomme pas cher!

Lorsqu'on est un peu plus grand, on devient « cérémoniaire », on porte le bénitier. Mais la meilleure job, celle qui nous donne le plus de prestige, c'est celle de « thuriféraire ». Ah, l'encensoir! L'ouvrir, le tendre au curé qui prend quelques grains de résine dans la navette que lui tend le cérémoniaire et les met sur le charbon ardent, le refermer et le tendre au curé, qui fait le tour de l'autel pour l’enfumer!

Vient ensuite le moment le plus important de la messe: encenser le curé, puis l'assistance. Comme il ne connaît pas le sens de ce rite, il pense que le corps de l'encensoir et la chaîne doivent se heurter en faisant un beau bruit : tchic, balancement, tchic, balancement, tchic. Notre enfant de choeur est un artiste!

Si son grand-père a joué un rôle important dans la construction de l'église, on lui a réservé le premier banc. Alors, parfois, le servant découvre qu'un de ses oncles est en visite chez son grand-père en voyant ses sept cousines les tresses alignées dans le banc : ah, les beaux tchic-tchic qu’il fait alors!!! Tout le monde dans l’église peut constater quelle est son orientation sexuelle…

Par contre, il trouve les sermons plutôt ennuyants. Alors il en profite pour aller à la toilette. Ce que le curé lui reproche doucement et indirectement en disant à sa mère qu’il « prend ses aises », pendant la messe…

D’autres fois, c’est d’une autre manière qu’il prend ses aises. Comme on doit être à jeun depuis la veille pour avoir le droit de communier, il arrive que le servant tombe dans les pommes pendant la prière eucharistique. Deux hommes le transportent alors à la salle de billard, en face, et lui donnent un peu de lait. Et non, il n’a jamais pensé feindre de perdre connaissance pour abréger la messe. Il est encore jeune, vous savez!

C’est une profession exigeante, en 1950, que celle d’enfant de choeur. Il y a les vêpres, le dimanche après-midi, avec l'exposition du saint Sacrement, le Tantum ergo, le Salutaris hostia… Puis les « exercices » de l’Avent, du Carême, le chemin de croix le vendredi soir. Et le mois de Marie, le mois le plus beau. Une fois de temps en temps, un triduum. Et la
procession de la Fête-Dieu. Là, l'encensoir devient lourd! Une fois, le bedeau, craignant que notre servant fasse encore de la toile, lui offre de prendre la relève. À quoi il acquiesce, un peu à contrecoeur. Il se sent comme un joueur de hockey pas de bâton!

Et puis, il y a les funérailles, les mariages. Les messes diacre-sous-diacre! La visite de l'évêque, le stress, la confirmation : ah, devenir porte-mitre, porte-crosse, le top du top des responsabilités de servants de messe!

Il aime bien ces cérémonies, le chant grégorien, l'odeur de l'encens et de la cire brûlante. Mais il ne comprends pas grand-chose à ce qu’il fait.

Et il y a déjà des choses qui le dérangent. Par exemple, cette fois où le curé “autorise” les cultivateurs à rentrer leur foin, même si c'est dimanche. Il se demande pourquoi les gens ont besoin de la permission du curé pour faire leur travail.

L'institutrice le leur explique : ce sont des œuvres « serviles », défendues le dimanche. Et quand elle leur dit que les œuvres « libérales », elles, sont permises, l’enfant de chœur se dit : « C'est pas juste, qu'un notaire puisse avancer son travail le dimanche, mais pas le fermier ou l'ouvrier! »

Quand sa mère le fait entrer et sortir de l'église à répétition parce que le curé a dit que durant le triduum, il y avait des « indulgences » à gagner pour chaque « visite » de l'église, il ne dit rien, parce qu’il n’est pas assez vieux encore pour interpeller sa mère, mais il sent que c’est carrément ridicule...

Il faut faire sa première confession avant sa première communion, au cas où on aurait eu des péchés mortels sur la conscience. Il invente des péchés, parce qu'il ne sait trop quoi dire… Il s'est exercé en classe, pourtant, et il ne comprend pas pourquoi son institutrice a raconté à tout le monde du village qu’il s'est accusé d'avoir tué sa sœur, sept fois!!!

Puis c’est le stress de la première communion, où il faut se mettre sur son trente-et-un, et éviter de mordre l'hostie, qui lui colle au palais, ce qui l’occupe pendant le reste de la messe : bon exercice de musculation de la langue!!!

C’est ainsi que l’enfant de choeur entre en douce dans la culture religieuse ambiante et omniprésente. Il se conforme. Il a fait l’expérience des conséquences de la non-conformité. Un jour, il s’est tenu la tête à deux mains pendant la messe, parce qu’il avait mal à la tête. L’institutrice l’avait interpellé le lundi en classe en classe et puni parce qu’il a osé « mal se tenir » devant la sainte Eucharistie…

Une autre fois, il a le torticolis et penche la tête pour éviter la douleur. Un plus grand pense qu’il se moque de l’organiste, infirme, et entreprend de le « redresser ». Ouille!

Le premier curé qu’il connaît était un saint homme. Si les servants lui volent des pommes, il les sermonne un peu, puis se fait pardonner en leur donnant médailles et images pieuses.

Comme en deuxième année, l’enfant de choeur a lu tout les livres de la bibliothèque de la classe (facile, il y en a si peu, une vingtaine, peut-être!), le curé l’alimente en « vies de saints », sorte de résumés en quatre pages de ces vies exemplaires. Si le servant de messe n’est pas devenu un saint, ce n'est pas faute de modèles! Mais n’anticipons pas...

Quand le curé meurt, l’enfant de choeur vit son premier vrai deuil.

(à suivre)

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11/15/2007

Plagiat ou exégèse?

Je suis actuellement une formation pour l’accompagnement aux mourants. Et parmi les textes qu’on nous a donnés, j’ai lu un texte lumineux du père Jean-Yves Baziou, professeur de théologie à Lille, en France, sur l’accompagnement en pastorale.

Lumineux parce que le point de vue me paraît nouveau : accompagner, c’est devenir le compagnon de route, l’ami de celui qu’on accompagne. Et Dieu, c’est ce qui se manifeste dans cette route partagée. Dieu est aussi un compagnon.

Mais moi, je pensais à mes amis Alexis et Paul-Émile, et le texte me parlait d’amitié. Alors j’ai fait une sorte d’exégèse, j’ai essayé de saisir ce que le texte me disait de l’amitié.

Ça donne le texte qui suit, que vous pourrez comparer à l’original. Traduire, c’est trahir, dit-on. Faire l’exégèse, encore plus. Cela dit, je pense que le texte que j’ai écrit avec les idées du père Baziou peut nous interpeller.

En passant, je n’ai pas la référence exacte du texte original. Si quelqu’un l’avait, merci de me l’envoyer.


XXX

Hymne à l’amitié

L’amitié est soif. J’acquiesce à une demande qui m’est faite, puis je m’émerveille de ce que ma réponse te satisfasse.

L’amitié est don. Tu peux boire goulûment de mon temps, de ma patience. Ma présence t’est assurée, mon désir de communication aussi. Je m’offre à ta présence.

L’amitié est deuil. Je renonce à toute idée sur toi, à tout pouvoir. Je sais que tu m’échapperas toujours. Qu’est-ce que je sais, au fond, de ton désir? Je laisse à la porte toute image de compétence, d’expérience. Tu vas pouvoir constater mes limites, mon manque de foi. Je m’avance désarmé sur le chemin de l’amitié.

L’amitié est distance. Je ne veux rien tirer de toi comme satisfaction, assurance, valorisation de moi-même. L’amitié est désintéressement. Je veux me mettre au service de ta parole, car l’amitié est écoute. Je ne juge pas. Je ne prépare pas ma réponse. Je laisse parler ce qui est en toi, ce qui est de toi. J’écoute, ma parole sera ensuite la preuve que tu as été entendu. Je veux te dire l’enjeu de ta parole, l’enjeu de ce que tu deviens. Te montrer les chemins que tu as déjà toi-même ouverts.

L’amitié est respect. Tu peux naître à toi-même. C’est vital pour toi que tu parles, que tu te dises, et me dises, qui tu es.

L’amitié est fraternité. Nous vivons ensemble une condition commune d’êtres limités, mortels, travaillant plus ou moins habilement, plus ou moins sérieusement, à l’avènement d’un monde meilleur. Nous découvrons ensemble notre manque d’être, notre désir de plus dans notre nudité d’être.

L’amitié est liberté. Que puis-je te révéler sur toi, sinon ta liberté, ton indépendance absolue? Je veux me laisser déplacer, désarmer, dépayser par toi. Passer de surprise en surprise.

L’amitié est émerveillement. Avec toi, je vois la vie autrement. Je vois pointer la paix au-delà de la crise, jaillir le rire au cœur du découragement. J’ai avec toi le goût de la nouveauté. Étonnement devant la beauté de la vie, de ta vie. De la Vie. Et je souffre aussi, parfois, la peine de ta douleur.

L’amitié est vie. Révélation de la Vie. Éternité dans la vie, sacré de la vie. Car l’amitié est consécration. Tu consens à la vie et la Vie vient en toi. La conscience attentive voit poindre la Vie entre nous, comme une qualité d’être.

Tout est consacré : ton intelligence, ta volonté, ton désir, ton imagination, ta créativité. Tout est sacré. Ta parole, l’être et le paraître en toi, ta joie, ta peine, ton physique et ta recherche spirituelle, ton travail et ton repos, ta force et ta fatigue, tes attentes et tes résistances, tes succès et tes échecs, tes efforts pour reprendre pied.

Il se passe entre nous, définitivement, des choses qui nous dépassent. L’amitié est plénitude.

Fabien Nadeau
Le 15 novembre 2007-11-15 D’après le texte Accompagner, du père Jean-Yves Baziou, du Secrétariat national des aumôneries de l’Enseignement public.


XXX

Accompagner, par Jean-Yves Baziou

ACCOMPAGNER, UN GESTE DÉSINTÉRESSÉ

Avant tout, ayons conscience qu’en toute situation d’accompagnement spirituel et pastoral, il n’y va pas simplement d’une relation binaire (par exemple, jeunes-animateurs) : celle-ci est constamment renvoyée à l’altérité de Dieu. Relation triangulaire où le pasteur n’est qu’en position de représentation de l’Église.

En ce geste, nous ne sommes pas à notre compte : c’est un rôle qu’on reçoit. Nous sommes toujours institués accompagnateurs par l’autre qui nous le demande. Il n’y a donc pas à vouloir accompagner l’autre, mais à accueillir le rôle qu’il nous donne. Commencer par respecter l’initiative de l’autre : un accompagnateur n’est pas maître, mais il se laisse guider par le désir de l’autre et, en cette expérience, il éprouve qu’il se passe bien des choses qui le dépassent. Il apprend à se laisser faire de surprise.

Accompagner est offrande : s’offrir soi, offrir du temps, de la patience, un désir de compréhension. Offrir sa présence. S’offrir à la présence de l’autre. Cette offrande d’un peu de soi est une manière de manifester la grâce qui nous habite. Accompagner est tâche d’Église qui ne peut jamais que communiquer ce qu’elle a elle-même reçu : l’amour gracieux.

Tout accompagnement est aussi une perte. Accompagner instaure une relation, une communication, un dialogue. Mais pour communiquer réellement avec quelqu’un, il faut (texte illisible. conjecture : renoncer à ?) toute idée sur lui. Ne pas vouloir le posséder. Admettre que l’autre m’échappe toujours : qu’est-ce que je sais finalement de son désir? L’autre demeure à distance, à jamais. Il n’est donc pas réductible à ce que j’espère tirer de lui comme satisfaction, assurance, légitimation, valorisation de moi-même, de ma fonction ou de mes structures. Pour accompagner, il faut s’appauvrir de toute idée a priori, de toute violence, ou de toute volonté de puissance sur l’autre. Accepter de perdre son pouvoir. Accompagner de perdre toute autorité ou préséance. Perte du masque de l’homme, ou de la femme, « expérimenté ». Manifester ses limites, ses incompétences et son incrédulité. Accepter de reconnaître : « Je ne suis pas plus avancé que toi ». Nous serons toujours désarmés par l’autre dans l’accompagnement. Cela fait peur à beaucoup N’est-ce pas là pourtant que nous éprouvons ensemble une condition commune : homme ou femme, être mortel, travaillant au mieux à une œuvre qui nous dépasse : le monde. Seuls peuvent accompagner ceux ou celles qui admettent d’êtres déplacés, désarmés, dépaysés par ceux qu’ils croient conduire.

Accompagner est un geste désintéressé dans la mesure où il est au service de la parole de l’autre. Qui veut accompagner commence par écouter. L’accompagnement n’est pas au service de notre parole, mais au service de la parole du visiteur en laquelle il vient à l’existence.Ne commençons pas par juger, ni par prévoir ou préparer une réponse par-delà la parole de l’autre. Laissons parler ce qui est. « Écoutons, pour que notre parole ensuite soit la preuve qu’il a été réellement entendu.Écoutons, pour que notre parole lui redise l’enjeu de ce qu’il a dit et le mette en présence de ce qu’il devient. « Écoutons, pour que notre parole indique des chemins structurants qu’il a lui-même déjà ouverts.Écouter est respect qui permet à une personne de naître à elle-même, car à travers ce qu’on fait et dit, c’est toujours soi qui naît à soi-même.Il est vital pour quelqu’un de parler et d’être entendu sinon, pour lui, advient l’horreur de n'être rien pour personne.

Finalement l’accompagnement est un geste de frère où nous nous souvenons nous-mêmes que nous avons été, sommes accompagnés : nous sommes habités du manque d’être. Ce sont donc d’abord deux êtres humains qui se rencontrent dans leur désir et leur nudité d’être. Le souci d’accompagner s’efface pour laisser advenir la rencontre.

En cet accueil désintéressé, nous disons le laisser-être de Dieu : il désire que les hommes et les femmes, — chacun à son rythme, chacun se frayant sa vie — s’engagent le plus loin possible sur le chemin de la liberté. Que révéler à l’autre sinon ce que nous savons de lui : sa liberté, son indépendance absolue.


ACCOMPAGNER, UN GESTE DE CONTEMPLATION


L’Ancien Testament fait dire à Dieu : « Je suis avec toi ». Il nous accompagne. Il n’est donc pas sans nous. Le Dieu d’Israël est avec le peuple comme celui qui marche auprès de lui : « Je serai avec toi : (Ex 3, 12) « J’ai été avec toi dans toutes tes entreprises » (2 S 7, 8-9) Il est toujours indexé à des individus singuliers : il est le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob. Il passe avec les hommes en leur mouvement même de marcher. Nous ne pouvons « parler » de Dieu en dehors du mouvement de sortir de notre lieu. Pour dire qui est Dieu, il faut donc raconter ce que nous faisons et devenons : Il passe en cette route. Nous ne pouvons parler de lui qu’en parlant de nous. Ainsi, ce n’est jamais du temps de perdu que d’échanger, de parler, de raconter ce que nous vivons. C’est la condition pour découvrir que Dieu demeure dans le venir de l’homme à son humanité. La conversation est en ce sens un haut lieu spirituel. Qu’on se souvienne ici que « orare » est aussi bien parler que prier : nul ne parle « avec Dieu » s’il ne parle « avec les autres ».

Qui accompagne va donc à la rencontre du « Dieu » qui passe en tout être. L’autre lui enseigne celui qu’il cherche. On relira ici la marche d’Emmaüs où les disciples furent enseignés par le Ressuscité. Le retournement dans la vie de tout « accompagnateur », c’est lorsque, dans l’exercice même de sa tâche, il en vient à reconnaître qu’il a été accompagné et enseigné par Dieu. Il considérera l’autre comme un sujet et non comme un objet : il n’a pas besoin de lui pour exister. Il est sujet devant Dieu avant l’arrivée d’un quelconque accompagnateur : il ne sera donc pas objet d’appel, de préoccupation, de fécondation idéologique (religieuse ou autre), d’une pastorale, d’une institution qui ne vise que son renouvellement, ou de la charité. Ne faisons pas de l’autre un prétexte à nos engagements de service.

Gardons-nous de la perversité qui transforme l’autre en objet de soin sous prétexte de l’aider. Nous ne sommes jamais indemnes de cette tentation, surtout dans un univers religieux. « Le désir recourbe fort bien la reconnaissance de l’autre vers une satisfaction mienne où l’autre n’est qu’instrument et foncièrement n’existe pas… On soigne les malades, mais le soin est moins fait pour guérir que pour que s’exerce la charité L’admirable n’est pas que la lèpre disparaisse, c’est le baiser au lépreux. » (M. Bellet)).

Considérons comment Jésus ne mobilise jamais les gens pour ses propres fins, mais il creuse toujours un écart par rapport à lui-même. Il ne dit pas : « Je t’ai sauvé », mais « Ta foi t’a sauvé ». Plus largement, Dieu ne réduit pas l’autre à l’objet d’un amour, mais il me libère de ce qui en moi réduit l’autre à une chose : le désir de Dieu est que l’autre désire d’amour.

L’accompagnant ne se situera pas devant l’autre comme devant une « chose » ou un « vide » à combler par un message ou des activités, ou des convictions, ou du croyable, mais devant une personne, quelqu’un qui a déjà un visage, et qui habite le présent de Dieu. Le sens de l’accompagnement n’est pas d’adjoindre quelqu’un à notre groupe ecclésial, mais d’entendre ce que cette vie raconte de Dieu, dans le généreux, le gratuit, l’ouvert, l’aimant… Et la prière de l’accompagnateur ne peut être que joie, exultation devant la variété de Dieu. L’autre manifeste l’exhubérance de la grâce. L’accompagnateur reçoit toujours plus qu’il ne donne.

L’accompagnement n’est pas authentique tant qu’on ne désire pas recevoir de celui, ceux avec qui nous sommes. On est toujours débiteur de la personne que nous accompagnons, expérimentant que le circuit de la grâce est un échange. Ce geste induit le dépassement d’une problématique d’initiation et de transmission de la foi vers l’établissement d’une réciprocité qui se nourrit de la vérité de l’existence ( nous sommes ici au-delà de la catéchèse).

ACCOMPAGNER : PROMOUVOIR LA VIE


Une relation d’accompagnement a toujours pour objectif de promouvoir l’existence spirituelle. Mais qu’est-ce que la vie spirituelle, sinon la vie tout simplement en ce qu’elle a de plus vif. C’est l’éclatant, le livré, l’aller sans retour… Car le don premier ne s’exprime que lorsque les êtres se donnent les uns aux autres. C’est un style très diversifié d’existence, une certaine manière de prendre les choses de la vie : une paix par-dessus le trouble, un rire au cœur de la désespérance, le goût du neuf, une surprise renouvelée, un étonnement devant la beauté du monde, une douleur de la douleur de l‘autre ou compassion… L’épiphanie de Dieu est l’humain quand il se livre à l’autre. Il fait Dieu quand nous mettons en œuvre le meilleur de nous-mêmes : créer.

La vie spirituelle n’est autre que la vie tout court en ce qui, en elle, résonne d’éternité : l’agapê, amour et joie. En ce sens, le spirituel ne réduit pas la réalité, mais il la consacre. La vie spirituelle n’est pas un temps à l’écart de l’ordinaire. Elle est consécration du monde, car là, au plus ténu, au plus élémentaire, mais au plus humblement donné, au plus puissant de l’acquiescement de l’être à son existence, est l’espace du travail de l’Esprit, souffle en nous plus fort que la mort : et c’est le travail, l’économie, la politique, l’art, la sexualité, la culture, la faim rassasiée, le plaisir…

La spiritualité ne vise pas à rendre religieux ni à apporter un ensemble de pratiques ou un système de doctrines pour l’existence quotidienne, mais elle apporte plutôt une conscience attentive aux gens et aux événements de chaque jour. C’est une qualité d’être. L’être spirituel est l’être toujours vivant. Toute la personne est ici concernée : intelligence, volonté, désir, capacité d’imagination et de création, l’en-deça de la conscience.

L’horizon de l’accompagnement est donc cette vie-là, toujours plus vivante. On considérera tout dans la vie comme important et digne d’attention; ce qui se dit, le paraître, la joie, le physique, les loisirs, le travail, les attentes, les résistances, les liens, l’échec, « la relevance »… on portera le regard sur la plénitude de la réalité, car c’est l’existence intégrale qui est matière du « culte spirituel » dans le régime de la Nouvelle Alliance. En régime chrétien, le culte est l’existence quotidienne vécue dans l’Esprit. Le concile Vatican II (LG 34) le rappelait : « Toutes leurs activités, leurs prières et leurs entreprises postoliques, leur vie conjugale et familaile, leurs labeurs quotidiens, les détentes d’esprit et de corps, s’ils sont vécus dans l’Esprit de Dieu et même les épreuves de la vie pourvu qu’elles soient patiemment supportées, tout cela devient offrandes spirituelles agréables à Dieu par Jésus-Christ (1 P2, 5) ».


Puisque Dieu est donc au vif du sujet, l’accompagnateur laissera de côté toutes présuppositions des désirs ou des besoins de l’autre pour commencer par entendre les préoccupations vitales : devenir solidaire de celui dont le problème est de vivre au mieux au long des jours. Il se pourra que partager un repas soit plus spirituellement signifiant que de faire une célébration. Entendre que Dieu devient en tout l’être qui advient à l’existence. Dieu commence dans les commencements de l’homme : là où il surgit, excède, se lève, passe, sort. Il se donne à goûter dans le plus humblement vécu : « Prenez et mangez ». L’accompagnateur se tient aux choses premières. Il éprouve que les opérations les plus divines sont aussi les plus banales. Plutôt que de lever les yeux sur Dieu, il faudrait apprendre à les baisser : « Je suis aussi grand que Dieu. Il est aussi petit que moi », écrivait au XVIe siècle A. Silesius.

L’accompagnateur fera percevoir que la foi peut s’exercer dans tous les champs de l’existence : intelligence, action, responsabilité morale, singularité individuelle, enracinement social, responsabilité politique… Il aura le souci d’ouvrir l’attention de l’autre à d’autres champs, afin que la foi ne se reloge pas dans un lieu privé, un recoin pour mieux s’absenter de tout le reste de l’existence.

Le but de l’accompagnement sera donc que l’autre aille son chemin de vie. L’horizon de Dieu ne sera jamais l’homme parfait, mais l’homme sauvé, (texte illisible) c’est-à-dire humain même dans l’inconvénient d’être. L’accompagnateur n’a donc pas à évaluer, mesurer l’autre, mais à faire un bout de chemin avec lui jusqu’au point où il aura assez confiance en son pas. Montrer qu’aucun jugement ne peut arrêter la marche de quelqu’un : il y a toujours du possible quoiqu’il arrive. L’accompagnant favorise chez l’autre l’estime de lui-même : qu’en son regard il puisse lire qu’en lui, il y a du possible. Le vouloir capable d’avenir. Porter un regard d’espérance.

Que la parole qui l’accompagne soit entendue comme une bonne parole, c’est-à-dire une parole qui fasse du bien. Parole de bonté. Confiance qui fait naître à la confiance, car le travail décisif en un être ne se fait peut-être pas par l’effort, mais par la confiance qu’il acquiert en lui-même, par la foi en lui risque dans l’échec. Dans la dureté, l’œuvre sera de réconcilier l’autre avec sa possibilité d’être : l’aider à montrer, à manifester sa vitalité, sa capacité à engendrer, à faire surgir au monde l’inédit d’une parole inouïe.

Accompagner, aboutir à la réitération d’un premier envoi : « Va ». Cette parole aimante qui suscite l’existence. L’accompagnant ne trace pas un chemin , mais il fait aller l’autre à son possible, à ce qu’il peut, à sa puissance d’être. Accompagner, c’est susciter.

ACCOMPAGNER : OUVRIR

OUVRIR À L’AUTRE : DIMENSION ÉTHIQUE

Qui accompagne se garde bien d’enclore : il honore le geste structurel à l’humain : ouvrir. Il ouvre à l’autre, aujourd’hui. Nous sommes dans des sociétés fortement individualisées où l’on cherche l’accord par l’échange contradictoire. Nous instituons une société où la production du droit est soumise à la discrétion.. à l’échanfe des opinions dans un débat où l’on s’affronte avec des arguments de raison. L’agir moral suppose aujourd’hui le débat. Toute décision présuppose l’échange du plus grand nombre : elle cherche à se fonder sur la communication. Une telle situation pose l’exigence concrète du respect de l’autre interlocuteur : l’éducation à l’écoute, au raisonnement, au goût de croiser et de varier les angles de vue s’avère d’une importance vitale.

Mais valoriser l’écoute, c’est ouvrir à une conception originale de la vérité : jamais la vérité ne peut être arrêtée à l’un ou l’autre ou à un moment du débat, mais elle surgit de la dialectique d’un entretien. Personne ne possède l’intégralité du savoir : toute vérité est relative et la vérité entière est une tâche à réaliser ensemble. (texte illisible). Faire sortir des slogans, ou des jugements à priori. Aider à communiquer, à prendre la parole.

L’accompagnement renverra aussi à l’exercice d’une fraternité large, aux lieux de vie. Il ne refermera pas l’autre sur une appartenance religieuse : en régime chrétien, le regroupement d’une communauté n’est pas un but en soi. Il n’a de sens que dans la sortie vers l’exercice d’une fraternité en tous lieux où des hommes et des femmes créent leur monde, débattent, décident, instituent, font œuvre de liberté. On accompagne pour que se construise une humanité où les êtres humains se parleront dans l’estime réciproque. Qu’on se souvienne que le lieu ordinaire de la suite du Christ est la fraternité. Cette fraternité présuppose une société où chacun est reconnu à égalité de droit.

OUVRIR AU POSSIBLE : L’AVENIR

L’autre, c’est aussi l’événement. L’accompagnateur saura apprendre à être disponible vis-à-vis de situations singulières sans cesse nouvelles : saisir le temps, l’événement comme toujours appelant. Voir la nouveauté, non comme une richesse qu’on s’approprie, mais comme un service qui nous sollicite. L’événement appelle notre avènement. L’accompagnant encouragera donc à l’inventivité, à la créativité en tous domaines : l’enjeu est d’attiser le goût du neuf sans lequel mourra le monde, usé : on ne s’installe pas dans la vie comme dans un destin, à moins qu’on estime avoir déjà dit le dernier mot (il n’y aura jamais de dernier mot!). L’agir ouvert est agir salutaire.

OUVRIR À L’AUTRE

Dernier geste que j’évoque pour l’accompagnateur pastoral et spirituel : ouvrir à ce que nous appelons Dieu. Il sera attentif aux représentations de Dieu : il en saisira l’histoire pour en voir le lien avec ce qu’a vécu l’autre et donc situer ces images dans leur terreeau existentiel. Puis il verra, et fera voir à quoi elles servent d’argument, d’opposition, de défense, d’excuse ou de masque… Et il contribuera à en distancier Dieu même, en faisant peu à peu admettre la distanciation de Dieu de ces images. Car aucune représentation ne peut tenir lieu de Dieu.

Il accompagnera la crise athée de la foi comme un passage vers la conversion à un Dieu libre d’être autre et de vivre sa vie : l’effacement de l’image n’est peut-être pas athéisme, d’ailleurs, mais permet à Dieu encore neuf d’advenir en cet effacement même.

Ouvrir à l’Autre est ouvrir à la prière comme à la rencontre de deux désirs : nous n’avons ni à prendre nos désirs pour ceux de Dieu, ni à sommer Dieu d’être l’exécutant du désir humain… Cultiver le goût de l’Autre est ouvrir le désir à l’infini des possibles et à le vivre comme une aubaine… Advenir ici à la disponibilité.

Rien d’autre donc ne spécifie la tâche de l’accompagnement pastoral ou spirituel que le goût de l’humain. La finalité : que l’autre aille son chemin d’homme ou de femme en acquiesçant à ce qu’il est : corporel, sensible, mortel, historique. Que l’autre se pose comme sujet responsable, invité à l’autonomie et à l’indépendance, à répondre librement de soi, à exercer sa liberté dans la maîtrise, sans mauvaise conscience, sans comparaisons ni rivalité, sans rêve de divinisation : l’homme n’est pas Dieu et n’a pas à vouloir le devenir. Il lui suffit d’être humain de manière aussi intense que possible. Et c’est dans l’exacte mesure où il devient indépendant qu’il peut entrer en relation libre avec l’autre et lui dire, qu’il s’agisse de Dieu ou du frère : « Tu ». Il en devient alors un compagnon.

Jean-Yves Baziou
Sercrétariat national des aumôneries de l’enseignement public.

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